• « Là sur l’étagère, c’est quoi, ce module en bois ? »

    Au tournant du millénaire, la municipalité de La Seyne veut réhabiliter en profondeur le quartier Berthe. La volonté politique est là, les fonds le sont également : 270 millions d’euros versés en partie par l’Union européenne. La Banane est devenue une balafre déglinguée, étalée le long d’une des principales voies d’accès à La Seyne. Ses heures sont comptées, au soulagement de certains. Le délitement de la Banane n’a pour l’instant fait aucun blessé. C'est un petit miracle, car ce bâtiment tient debout « par l’opération du Saint-Esprit », confie un responsable de la confédération du logement à un journaliste de Var Matin.

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    L'Œil du cyclone, huile sur isorel, 18*33 cm

    La Banane est également truffée d’amiante, matériau dont on ignorait la dangerosité en 1957, année de sa construction. Ces dernières années, l’Office des HLM a laissé le paquebot se vider de ses occupants. Les sept cents mètres du rez-de-chaussée n’accueillent plus qu’un bureau de poste, un cabinet médical et une unique épicerie. Aux étages, les locataires sont devenus rares. La Banane est donc aussi un îlot d’insécurité. Lorsqu’il reçoit des amis, venus voir ses tableaux ou assister à une fête, Claude-Henry fait surveiller les voitures de ses invités par un gamin qu’il recrute spécialement à cet effet.

  • Le peintre sait qu’il devra déménager et cette perspective l’inquiète. Il a des centaines de tableaux à trimballer. C’est beaucoup. Il ne sait ni où les stocker ni où installer un nouvel atelier. Il craint également d’être relogé en haut d’une tour, à la merci d’une panne d’ascenseurs, alors que ses difficultés de mobilité l’empêchent de monter un escalier. Âgé de plus de 70 ans, il n'a de toute façon aucune envie de bouger.

    Il se lance alors dans la défense de la Banane, « partie intégrante, dit-il, du patrimoine architectural de la ville, le témoin d’une époque ! » Ce plaidoyer passerait pour une simple idée farfelue, s’il n’était dicté par un certain désespoir.

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    Réaménagement des appartements.
  • Claude-Henry crée un dossier « Défense de la Banane ». Il redessine les logements, les regroupant par deux afin de donner plus d’espace aux locataires. Il revoit l’aménagement du rez-de-chaussée, avec une salle des fêtes, un foyer culturel et un bistrot, le tout attenant à un jardin privatif. Il trace des trouées dans le bâtiment pour transformer la barre en trois îlots, dont l’un accueillerait des ateliers d’artistes et une salle d’exposition permanente. Il fait passer un tramway dans l’avenue Yitzhak Rabin qui borde le bâtiment. Il installe un parking mais loin des logements. Il invente, dessine, rêve. Il se défoule, en réalité pour tromper l’angoisse de l'attente. Comme pour les autres passagers de ce vaisseau-fantôme, l’avis d'expulsion peut arriver à tout moment et devra être exécuté en dix jours.

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    Vue d’ensemble du site.

    L'une des extrémités de l'immeuble a déjà été démolie, alors qu‘une trentaine de familles occupent toujours leur logement, ce qui exacerbe un peu plus encore l'atmosphère apocalyptique des lieux. Un jour, alors que Claude-Henry passe devant un tas de gravats de démolition, il trouve une dizaine d’étriers : des pièces de bois destinées à tenir les lattes d’un sommier. Attiré par leur forme en U, il leur trouve une certaine esthétique. Il les ramène chez lui et s’en amuse comme des pièces d’un puzzle 3D. Il les aligne bien droit, décale une pièce, fore un trou dans lequel il passe une tige de métal, peint les pièces en blanc et, enfin, les monte sur un socle. Il a là une petite sculpture, la quatrième qu’il bricole vite fait sur son établi (les autres sculptures sont « Général Tapioca », un buste en bois qui  évoque un personnage martial, et deux autres montages en bois vendus en 2013 lors d'une vente publique).

  • Un bon compromis

    En février 2010, il est relogé dans un grand appartement au rez-de-chaussée d’une tour du quartier. L'immeuble est baptisé Le Messidor. En fait, rien de ce qu’il redoutait ne se produit. Son relogement au niveau de la rue lui permet de sortir librement sans affronter d’escalier. L’appartement, incroyablement vaste, lui offre toute la place voulue, non seulement pour vivre confortablement, mais aussi pour installer son atelier et stocker la totalité de ses tableaux. Cette solution est un bon compromis : elle permet au peintre de vivre et travailler tout en mobilisant utilement un logement délaissé par les candidats au logement. Au pied des tours, il faut occulter les fenêtres pour échapper au regard des passants. Il faut également faire attention aux explosions de poubelles que certains locataires jettent par leurs fenêtres.

    En fait, ce déménagement va considérablement améliorer la vie de Claude-Henry. Il laisse à la Banane ses vieux meubles de rebut et se rachète un mobilier neuf. Un copain de la cité, Didier, et son ami André Rives se chargent de l'assembler. Même s’il goûte au confort d’un vaste appartement, il regrette les relations de voisinage qu’il pouvait nouer dans les coursives de la Banane. La plupart de ses anciens voisins sont quant à eux relogés dans de jolis appartements neufs. Pour finir, tout le monde trouve son compte à la destruction du vieux paquebot.

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    Le nouvel atelier.
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    Sans titre, huile sur isorel, 80*68 cm

    On dirait une voile

    En redessinant le quartier Berthe, les urbanistes mandatés par la municipalité prennent soin d’organiser la vie autour d’une place encore à tracer. Un tel lieu de rencontre et de convivialité a beaucoup manqué à la Banane. Yves Petit, ingénieur en chef du projet, qui supervise la réalisation de la future place Saint-Jean, veut y installer une sculpture, une pièce bien visible, pour marquer le coup et donner une première identité au nouveau quartier. Il s’en ouvre à l’équipe de la mairie, qui lui rétorque que c’est une excellente idée tant qu’il respecte le budget fixé ainsi que le cahier des charges. « Et connaissez-vous un artiste dans la cité qui pourrait s’occuper de l’œuvre ? », demande-t-il. « Il y a Pollet, lui répond-on, un peintre qui a vécu des années à la Banane. »

  • Yves Petit se rend dans l’atelier. « Il y avait des centaines de tableaux, se souvient-il. Mais comment les traduire en une installation que l’on pourrait déposer sur la place ? Il y avait de grands monochromes. J’ai pensé, un moment, les reproduire pour en faire une mosaïque. Puis j’ai renoncé, ça ne marcherait pas. C’est alors que j’ai remarqué, posé sur une étagère, un montage en bois qui faisait penser à une voile. J’avais ma sculpture ! »

    Claude-Henry est évidemment ravi de s'entendre proposer de reproduire en grand son montage de bois. À la mairie, on s'amuse de cette histoire de débris de lit récupérés sur les gravats de la Banane et recyclés à la va-vite en module, qu’un ingénieur veut maintenant couler dans une sculpture érigée sur le lieu même de leur récupération.

    Il faut faire grand pour rendre l’installation visible. La silhouette des huit étriers sera répliquée dans une pièce de 3,2 mètres de large sur 2,6 mètres de haut et 1 de profondeur. Cette pièce sera elle-même perchée sur un mât de 4 mètres. Le matériau doit être à la fois solide et léger. Ce sera donc de la mousse de polyuréthane, revêtue de résine polyester.

    Durant les mois de fabrication, Claude-Henry suit de près le travail des fondeurs, râle, rouspète, s’impatiente. Yves Petit veille également à la bonne réalisation du projet. Il insiste notamment pour que la finition respecte tous les détails de la maquette originale, jusqu’à reproduire dans le polyester la tête des petites vis qui assurent la rigidité du module de bois.

    En octobre 2011, la Banane est totalement détruite. Il faudra quelques mois encore pour ériger la place Saint-Jean et la sculpture.


    Crédits photos

    L'Œil du cyclone, Sans titre : Cyrus Pâques

    Délaissement des ténèbres, Nouvel atelier : Jean-François Pollet

Les débris de la Banane, quartier Berthe, 2009