• « Défoncez cette porte ! »

    Courant 2003, Claude Henry Pollet reçoit une très bonne nouvelle : son dossier d’exposition à Lille, en 2004, est accepté. Il ira accrocher ses tableaux dans la cité des Flandres, désignée capitale européenne de la culture pour l'année. Le vernissage est prévu en février 2004. Le peintre s’y prépare avec une nouvelle série de tableaux, les élégants Dazibaos : des alignements géométriques répétitifs, colorés dans une palette chromatique étroite et très travaillée. Le peintre poursuit ainsi ses explorations picturales en simplifiant ses travaux, du moins en apparence, avec des formes élémentaires et des couleurs strictement choisies. En création, le désir de simplification vient souvent avec la maturité.

    Avec cette nouvelle série, le peintre renoue avec sa vieille passion pour la calligraphie. Les dazibaos sont des journaux muraux chinois, dont la silhouette dégagé par leur mise en page rudimentaire qui alterne texte et photo, lui inspire des tableaux composés d’alignements de petits rectangles et grands carrés. Ce sont de beaux tableaux, qu’il exécute en jaune, rouge ou bleu. Il en peindra également un sur un montant de lit, poussé par son goût des matériaux de récupération.

    Début 2004, ce boulimique d’exposition a accroché des tableaux à La Maison du Patrimoine de La Seyne, dont il est d’ailleurs devenu un habitué. Lille vient juste, après en février. Il est heureux de retourner dans la métropole du Nord où il a vécu plusieurs années. Il se fait également une joie de revoir sa famille et ses amis installés dans la Belgique voisine, qui ont promis de venir au vernissage. Georges Loppart, déjà présent à Lüdinghausen, a également fait le voyage, pour l’aider dans la mise en place. Il fera le gros du travail lui-même, car Claude-Henry est très fatigué.

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    Dazibao, huile sur isorel, 119*74 cm
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    Dazibao rouge et jaune, huile sur isorel, 80*68 cm

    Somptueux cadeau

    L’invitation imprimée par la ville a belle allure. Elle est signée conjointement par Martine Aubry, l’inoxydable maire de Lille, Catherine Cullen, son adjointe à la Culture, et deux personnalités liées au Quartier des Bois-Blancs, où se tient l’exposition. Le carton reprend le détail d’un tableau de la série du Temps des cerises, aujourd’hui propriété de la Ville de La Seyne, rebaptisé pour l’occasion « Les Septante Trionales Couleurs du Nord ». Le peintre renoue ici avec une mode opératoire bien établi, focaliser l’attention sur un détail de la toile, titré d’un nom de circonstance, énigmatique ou ludique. Ici, un jeu de mots associe « septante », le plus populaire des belgicismes, à « Trionale », nom anglais d’un psychotrope, pour évoquer le Nord, « septentrional ».

    Le vernissage, fixé au 13 février, devait être une fête. Ce fut une catastrophe ! L’exposition dans l'orgueilleuse Capitale de la culture se réduit à une exhibition dans une salle excentrée, à l’ouest de la ville, l’Espace Edouard Pignon, géré par le Comité d'Animation des Bois-Blancs. « Une MJC paumée dans un quartier paumé, écriront plus tard Anne et Alain Rémond, à qui il faisait le somptueux cadeau de toute la beauté jaillie de ses doigts. »

  • Pour l’heure, Claude-Henry ne prend pas du tout les choses avec cette hauteur. Le peu d’énergie qui lui reste après l’accrochage, il le consacre à se disputer, probablement très injustement, avec les responsables du centre. Le soir, il se présente très affaibli au vernissage. Il manque de souffle, parle avec difficulté, échouant à terminer son discours d’introduction. Il est très ému, cherchant constamment l’air qui lui manque. Il parle à peine à ses nombreux amis et parents présents, pourtant ravis d’être ensemble entourés des tableaux de Claude-Henry.

    Durant le drink, le peintre reste assis à l’écart, la mine défaite, tremblant et respirant bruyamment. En début de soirée, alors que ses proches forment une petite caravane de voitures pour aller au restaurant, Claude-Henry annonce qu’il va s’allonger à l’hôtel, remercie tout le monde puis se traîne jusqu’au métro.

    Le lendemain, il se réveille en meilleure forme mais peine toujours à respirer et à marcher. Il est amer. Il se plaint d’avoir été relégué dans un lieu de second ordre, accuse les organisateurs de l’avoir trompé et regrette les efforts déployés pour expédier ses tableaux jusqu’à Lille, l’argent dépensé dans les transports, les hôtels et les restaurants. Il déraisonne, s’imaginant même que ses invités, ses propres amis, se payaient sa tête durant le vernissage.

  • Enivrés par le mal des montagnes

    Il veut rentrer immédiatement à La Seyne. Il se traîne jusqu’à la gare, assure que tout ira bien, promet de consulter un médecin dès le lendemain à la première heure et de donner des nouvelles.

    Rentré à La Seyne, il s’enferme, épuisé et déprimé. Il dort un peu, ne consulte aucun médecin, ne répond pas au téléphone et cesse de s’alimenter. Constamment alité, ressassant le désastre de Lille, il s’épuise à chercher son souffle et finit par perdre connaissance.

    Georges Loppart, rentré lui aussi dans le Var, s’inquiète de la santé de son ami qu’il a vu perdre pied quelques jours plus tôt à Lille. Il téléphone, rappelle et laisse des messages, sans succès. Il finit par se rendre au quartier Berthe. Il sonne, patiente un peu, se disant que Claude-Henry est sorti faire une course. Il fait une balade en ville, revient et refrappe à la porte, toujours en vain. « Ce fut une décision difficile, explique-t-il. Il était peu probable que Claude soit sorti aussi longtemps. Il devait être à l’intérieur, très certainement en grande difficulté. J’ai donc appelé les pompiers qui ont défoncé la porte à la hache. »

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    Les amants de Pondicheri, huile sur isorel, 120*109 cm
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    Avec le docteur Jean-Michel Arnal, qui l'a convaincu de prendre soin de lui.

    Les secours trouvent Claude-Henry sans connaissance sur son lit. Ils l’emmènent aux urgences de l’hôpital de La Seyne, un établissement où le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, père du concept de « résilience », a fait une partie de sa carrière. Les médecins diagnostiquent un œdème pulmonaire avec pronostic vital engagé. Depuis plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, Claude-Henry souffrait de détresse respiratoire aiguë. L’excitation des préparatifs de l’exposition et probablement le déni de la maladie lui permettaient de tenir debout. Une fois les tableaux accrochés, il s’est effondré, terrassé par la désillusion, la fatigue et le manque d’oxygène. Des maux similaires rendent fous les plus robustes des alpinistes enivrés par le mal des montagnes.

    Claude-Henry est alors envoyé aux soins intensifs de Font-Pré, à ce moment l’hôpital de référence de Toulon, où il est placé sous respirateur, plongé dans un coma artificiel, avec une issue incertaine.

    Il se réveille trois semaines plus tard, l’œdème résorbé. Il commence à réapprendre à vivre, décorant sa chambre d’hôpital avec des affiches de ses expositions. Il dessine, discute avec les soignants, distribue de petites cartes postales qu’il a réalisées avec ses tableaux, distille bons mots et autographes. Il reprend goût à la vie.

  • Quand il quitte l’hôpital, il s’est lié avec tous les médecins qui l’ont entouré. Trois ans plus tard, quand il sortira son catalogue, il les remercie nommément en début d'ouvrage (1). Il établit des liens durables avec Jean-Michel Arnal, un jeune médecin réanimateur. Celui-ci le suivra durant des années, exerçant sur lui une vraie autorité et parvenant à le convaincre de se discipliner et de prendre soin de sa santé.

    (1) « À ceux qui par leurs talents, leur science et leur humanité, ont réussi à remettre en marche ma carcasse, docteur Granier, Corno, Escarguel, Arnal. Et à leurs collaboratrices dont le charme humble et discret rend évident qu’il vaut mieux continuer à vivre. »


    Crédits photos

    Dazibaos accrochés à la Villa Tamaris : Vincent Visette

    Dazibao, Dazibao rouge et jaune, Les amants de Pondicheri : Cyrus Pâques​

    Avec le docteur Jean-Michel Arnal : D.R.

Lille, capitale des désillusions