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« Il faut que vous veniez à La Seyne en février, c’est important pour moi. »
Claude-Henry passe l’hiver à appeler sa famille et ses amis : « Venez à la Seyne, j’ai un gros événement », insiste-t-il. En février, il expose dans un important centre d’art : la Villa Tamaris, « un petit Louvre sur la Méditerranée », précise-t-il, d'un air expert. L’imposant bâtiment de quatre étages est un ancien palais édifié sur la colline Tamaris, sur la rade de Toulon, par Marius Michel. Au XIXe siècle, cet audacieux marin français s’est distingué en modernisant la marine marchande ottomane, accumulant au passage une grande fortune. Par la volonté du Sultan, il sera par la suite élevé au rang de Pacha.
Rentré à La Seyne, Marius Michel achète 60 hectares de terrains sur la colline de Tamaris. Il transforme le site en destination chic pour touristes fortunés, qui y trouvent casino, hôtels de standing et fastueuses villas de location. Pour son épouse, il fait construire un vaste palais, bordé de pins parasols et d’arbres endémiques de la région du Bosphore. Le décès prématuré de son épouse et le déclin de la fière station hivernale après la Première Guerre mondiale entraînent toutefois l’abandon du palais.
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En 1995, la municipalité de La Seyne-sur-Mer rachete et réhabilite le bâtiment pour y installer un centre d’art de référence. Trois ans plus tard, Claude-Henry est fier d’être invité à y exposer, au troisième étage. Comment a-t-il décroché cette exposition ? Probablement par le biais de l’équipe municipale. Son atelier très coloré a soulevé la curiosité de certains de ses membres et parfois, semble-t-il, l’attention des services sociaux, alertés par des retards de paiement de loyer.
Dans les années 90, les municipalités ne savent plus quelles politiques de la ville inventer pour redynamiser les banlieues, à l’image du quartier Berthe où vit le peintre. Claude-Henry est sympathique, il se lie rapidement et ouvre grand les portes de son atelier. Une partie du conseil municipal y défile. Au départ, simplement pour y accomplir du travail administratif : remplir un papier, mettre un dossier en ordre ou évoquer une aide au logement, mais ensuite, pour le plaisir. Car on passe un agréable moment en compagnie de ce peintre original, qui reçoit ses visiteurs torse nu, à boire un coup dans ce petit appartement, transformé en atelier d’artiste, que l'on arpente en crabe pour éviter de se prendre les pieds dans les piles de tableaux qui jonchent le sol.
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Joëlle Soler, conseillère municipale, figure parmi les visiteurs assidus. Au fils des rencontres, elle noue une amitié avec l’homme et développe une admiration pour sa peinture, qui la pousse à lui trouver un lieu d’exposition. C’est aussi une manière de faire coup double : encourager l’artiste et valoriser l’image des banlieues en mettant en valeur un échantillon de son art. Joëlle Soler parvient à convaincre d’autres membres du Conseil de l’intérêt à exposer ce drôle de peintre et Bingo, décroche une opportunité à la Villa Tamaris, propriété de la municipalité.
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Danser sur les murs
L’exposition se tient au troisième étage, sur invitation du conseil municipal, sans cependant bénéficier du sceau académique de la direction artistique du centre d’art, qui gère a ce moment là, les deux premiers étages du bâtiment. Mais Claude-Henry n’en a cure. Il est heureux d’avoir obtenu cette exposition et s’y investit totalement, peut-être même au-delà de toutes attentes.
Il se rend à la Villa, inspecte les lieux, mesure la longueur des murs, après quoi il fait ses calculs. Exposés sur deux rangées, avec un espace de dix centimètres entre chaque tableau, il est possible de montrer 110 œuvres d’environ un mètre carré. Claude-Henry ne dispose pas d'autant de tableaux, ou du moins, pas d'œuvres en suffisance pour composer un ensemble cohérent. Il a les plans des salles en tête, la succession des murs, l’agencement des pièces. Il en infère les opportunités d’accrochages et peint en conséquence les dizaines de tableaux qui lui manquent. Il y met une énergie folle, porté par son projet. La chance lui sourit et il est déterminé à s’en emparer.
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Il ne dispose ni de cadres ni de l’argent nécessaire pour les faire construire. Qu’importe, il les fabrique lui-même avec des plaques qu'il peint en noir et rehausse de motifs japonisants. Il colle ses tableaux sur ces plaques et les entoure de baguettes blanches. Ses œuvres y gagnent du relief et de l'allure.
Sur des volets en plastique de récupération, il colle des panneaux peints qui donnent des paravents colorés. Ceux-ci pourront être disposés au centre des pièces. Il exploite ainsi l’intégralité des 500 mètres carrés du troisième étage, y transposant le capharnaüm de son atelier, selon un agencement soigneusement pensé.
Le résultat est magnifique. Les tableaux accrochés les uns contre les autres donnent l’impression de danser sur les murs. Ils sont composés de petites touches géométriques rigoureuses, laborieusement teintées de couleurs qui se répondent. Chaque tableau est enfermé dans un système de cadres élaborés. Leur accrochage laisse un court espace de mur avant de dévoiler un autre tableau et sa nouvelle composition de damiers et courbes enserrés dans un autre cadre. Encore un court espace, et on recommence ! Tout est exubérant. Le nombre d’œuvres, leurs couleurs, leur masse.
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La peinture du temps doux
Le journaliste Jacques Queyras écrit : « La première impression que l’on a en pénétrant dans la salle, c’est la couleur. Elle nous entoure, nous enveloppe ». Ce visiteur note la cohérence de l’accrochage : « Un grand ensemble de vingt et un mètres de long, composé de trente-quatre éléments nous fait approcher de plus près son œuvre. » Au journaliste, Claude-Henry se présente comme un artiste et un citoyen qui a « une obligation de culture ».
Un autre journaliste visite l’exposition, le dandy Dominique Baviera, qui prendra plus tard la direction de la Maison du Cygne, le centre d’art de Six-Fours-les-Plages, station balnéaire huppée, voisine de La Seyne. Il titre son compte rendu de l'expo « La peinture du temps doux ». « Les couleurs crient », résume-t-il. De la composition des tableaux, il relève que « les toiles se présentent la sous forme d'imposants espaces de compositions mâchurés de peinture à l’huile et coupés en leur sein par deux ou quatre parties majeures. Structuration et orchestration picturales classiques qui se voient indubitablement renforcées par un apport particulièrement harmonieux de coloris en carrés et rectangles, créant ainsi, dans leur ensemble, de superbes assemblages mêlant tons chauds à quelques touches plus fraîches. »
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Construire un agenda
L’exposition s’étend sur près de deux mois, du 11 février au 15 mars. Chaque jour, Claude-Henry se rend à la Villa. Il guette les visiteurs pour recueillir leur avis, leur expliquer sa démarche. Il leur raconte également sa vie, sa passion des courses cyclistes sur les pavés du Nord, son goût pour la calligraphie japonaise ou les soupes de poisson.
Il tient une forme étonnante. Lui qui est habituellement perclus de problèmes de mobilité et victime de vertiges depuis que l'explosion d'un pétard lui a dévasté l’oreille interne un soir de 14 juillet, il se rend quotidiennement à la Villa à pied, parcourant d’une traite les cinq kilomètres qui séparent sa cité du centre d’art. Toute la journée, il se tient debout, bien droit dans son veston, pour défendre l’univers soigneusement composé par ses soins au centre duquel il se tient.
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Il distribue ses cartes de visite, lance des invitations à venir explorer son atelier, note noms et téléphones des intéressés. Il est à La Seyne depuis deux ans et commence à s’imposer dans le paysage. Peu après le vernissage, Dominique Baviera sort un article, un de plus, qui commence par ces mots : « Comme vous le savez déjà, Claude-Henry Pollet... » (expose depuis quelques jours à la Villa Tamaris).
De retour dans son atelier, le coloriste crée une étiquette reprenant ses principales expositions qu'il appose désormais à l’arrière de chacun de ses tableaux. Tout en haut de l’étiquette est écrit en lettres ombragées « Villa Tamaris », son petit Louvre à lui qui lui ouvre tant de portes.
Crédits photos
Sur les marches de Tamaris, 110 tableaux : D.R.
Rio reflets de lumière, Rouge anglais : Cyrus Pâques
Atelier de l’artiste : Jean-François Pollet