• « Beau comme un bassin piscicole ! » 

    Fin 1983, Claude-Henry Pollet est recruté comme animateur de Charolais Initiative, une structure d’aide à la création d’entreprises de Charolles, jolie ville de Bourgogne qui a donné son nom à une race de vache. « Ici, la protéine est un culte, rigole-t-il, avec une filière à trois pattes : Charolles tient le nom, Paray-le-Monial, les abattoirs et Saint-Christophe, le marché aux bestiaux. »

    Il aime son nouveau boulot. L’Europe est encore ébranlée par les répliques du deuxième choc pétrolier de 1979, consécutif à la révolution iranienne et à la guerre Iran-Irak. Les petites et moyennes entreprises qui maillent le tissu industriel du Vieux Continent tombent l’une après l’autre, tandis que l’explosion du coût des carburants achève d’assécher les finances publiques. Mitterrand abandonne, après deux ans de pouvoir, sa politique de relance keynésienne pour amorcer le tournant de la rigueur. Face aux  fermetures d’entreprises et à la chute dramatique de l’emploi, il est en passe, selon sa propre formule : « de tout essayer dans la lutte contre le chômage ».

  • Image
    Image
    Image
  • Légende
    Caricature, Autoportrait ludique et dessin militant, crayon sur papier
  • Image
    Légende
    Sans titre, huile sur isorel, 76*70 cm

    Dans cette lutte, figure l’arme de la relance de l’artisanat local au travers de pouponnières d’entreprises. Mettant en avant ses années de directeur de fonderie, puis ses expériences associatives à Lille, Claude-Henry a décroché le pilotage de l’initiative pour la région charolaise, qui compte alors 3 200 chômeurs pour 120 000 habitants.

    Au début des années 80, le monde n’est pas encore globalisé, le tournant néolibéral n’a pas produit ses effets et la révolution numérique reste encore à venir. Le projet de relance jongle avec des concepts qui n’ont plus cours aujourd’hui. Sous la plume des promoteurs de Charolais Initiative, il est question de « créer son propre outil de travail », afin de « garder au travail manuel une place dans le système ». Les gisements d’emplois sont identifiés dans le tourisme et la valorisation des voies fluviales et des sentiers de randonnées (on ne parle pas encore de « mobilité douce »). Claude-Henry est parvenu à placer deux de ses dadas dans le plan d’action : la pisciculture, activité qui le fascine même s’il ne l’a jamais pratiquée, et l’exploitation du bois, matériau noble dont il maîtrise les usages et filières, peut-être à la suite de ses études en Norvège.

  • Naufrage calamiteux

    Le projet, une première dans l’Hexagone, est lancé début 1984 par une large campagne de communication qui comprend des rencontres avec la presse, la distribution de 5 000 dépliants et la pose de 3 000 affiches en mairie. Pour Claude-Henry, qui a pris ses fonctions en décembre 83, ce job est son petit Noël à lui, une place stable pour faire ce qu’il aime : encourager l’émergence de petites entreprises détenues par leurs propres travailleurs pour satisfaire les besoins de la collectivité.

    Il assiste à des réunions fiévreuses avec les maires des municipalités environnantes et le conseiller général. Il faut résoudre des problèmes urgents et très concrets : trouver un repreneur pour la boucherie de Chalmoux, dégotter un menuisier et un charpentier pour Vitry-sur-Loire. On ne parle pas encore de la « désertification des campagnes » mais celle-ci est déjà rampante.

    Charolles initiative suscite un très gros intérêt. En 100 jours, 60 dossiers sont déposés, une vingtaine sont jugés « immatures », tandis que d’autres suivent leur chemin et aboutissent avant l’été à la création de 17 entreprises et 30 emplois. Il y a de tout : une pizzeria à Charolles, une librairie à Paray-le-Monial, un constructeur de fours céramiques à Artaix. En outre, un camping est créé, un bar-tabac change de main, un marchand ambulant est sédentarisé.

  • Image
    Image
  • Légende
    Bande dessinée, crayon sur papier
  • Claude-Henry ne verra malheureusement pas les autres dossiers aboutir. L’époque est aux fermetures d’entreprises, parfois de façon sauvage. La petite commune industrieuse de La Clayette, au sud du département, devient le théâtre du naufrage calamiteux des Établissements Muguet, une maison spécialisée dans la confection pour dames. L’entreprise, chancelante depuis des années, était sous perfusion publique. Les responsables politiques locaux, soucieux d’éviter un bain de sang social, ont fouillé leur agenda, agité leurs réseaux, jusqu’à - victoire ! - trouver un repreneur ! L’entreprise est sauvée. Ou plutôt elle aurait dû l’être : ses propriétaires ont préféré revendre discrètement le stock et le matériel, dont les coûteux robots à commande numériques qui assuraient la rentabilité de l’activité. Privés de ces outils stratégiques, les établissements ont perdu tout intérêt. Le candidat repreneur se débine, laissant sur le carreau 62 travailleurs, majoritairement des ouvrières.

  • Allumer le feu

    Après leur licenciement, 17 de ces ouvrières se réunissent en association de promotion de l’emploi dans l’espoir de retrouver une activité. Elles démarchent tous les organismes et administrations d’aide à l’emploi. Sur une photo du Journal de Saône et Loire paru le 17 février 1984, on les voit assister, muettes, le visage fermé, assises bien droit sur des chaises d’écoliers, à une réunion animée par Claude-Henry Pollet dont elles ont sollicité l’aide. Lequel s’est enflammé pour leur cause.

    Image
    Légende
    Superlulu au secours des ex-Muguets, crayon sur papier
  • Image
    Légende
    Bande dessinée, crayon sur papier

    Les ex-Muguets envisagent de faire de la sous-traitance pour Majorette, le géant lyonnais des voitures miniatures. L'entreprise fait assembler certains de ses modèles par des particuliers de la commune voisine de Coublanc. Un contact des ouvrières avec le maire, à qui elles proposent leurs services, se passe cependant mal, ce qui pousse Claude-Henry à adresser une lettre courroucée à l'élu. Ce courrier maladroit lui vaut un licenciement immédiat pour faute grave.

    La presse locale, très sollicitée au lancement de Charolles Initiative, s’étonne de ce licenciement soudain. Désormais, elle feuilletonne sur « L’affaire Pollet » , surtitre qui accompagne les articles consacrés aux rebondissements de cette affaire Les spéculations vont bon train, alimentées par le silence des principaux acteurs, puisque ni Claude-Henry ni le destinataire du courrier ne rendent la lettre publique.

  • Claude-Henry recevra plusieurs messages de soutien d’entrepreneurs qu’il a aidés durant ses quelques mois en fonction. L’affaire est définitivement clôturée le 8 mars de l’année suivante par les prud’hommes (le tribunal du Travail en France). Ceux-ci refusent de reconnaître la faute grave et condamnent l’association à verser un mois de préavis à son ancien animateur et à couvrir la totalité des frais de jugement. Claude-Henry achève de se consoler en racontant en bande dessinée son expérience bourguignonne dans la lutte contre le chômage.

    Image
    Légende
    Bande dessinée, crayon sur papier, le personnage à lunette est Claude-Henry Pollet.
  • Image
    Légende
    Paysage de Bourgogne, aquarelle

    Une région industrielle laminée par le sous-emploi

    Dans les collines industrieuses du sud de la Bourgogne connectées à Roanne et ses usines via le canal du Charolais, qui relie les vallées de la Loire et de la Saône, l’hémorragie de PME est une catastrophe. En 1984, la sous-préfecture calcule que sur les neuf premiers mois de l’année, 1 200 emplois ont été détruits, pour seulement 260 créés. Le chômage a bondi de près de 25 %, pour s’élever à 11,2 %.

    Et ce n’est qu’un début ! À Paray, l’entreprise de carrelage Cerabati est chancelante. Elle fermera définitivement ses portes en 2005 après de multiples restructurations. À Charolles, le fabricant de grues Cadillon est en difficulté alors que dix ans plus tôt, en 1973, il recevait le trophée de l’exportation des mains de Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances. Même la maison-mère, les grues Potain, leader mondial du secteur et premier employeur de La Clayette, connaît un passage à vide. Ses engins ont construit le Bay Bridge de San Francisco. Plus tard, ils construiront le Big Dig de Boston, le pont de Normandie, le viaduc de Millau, le gigantesque barrage des Trois Gorges en Chine ou encore la plus haute tour du monde à Dubaï (828 m). Mais à cette époque, l’entreprise licencie à tour de bras. Elle sera rachetée par une société américaine au tournant du millénaire. Toutefois, le site de production de la Clayette sera définitivement fermé en 2010.


    Crédits photos

    L’aquarelliste « in situ » : D.R.

    Sans titre, Boston : Cyrus Pâques​

    Paysage de Bourgogne : Jean-François Pollet

Business et aquarelle en Charolais, Bourgogne 1983-84